Par Jean DEVIOSSE - Éditions « Le Grand Livre du Mois » (2006)
1. INTRODUCTION
Octobre 732 . Charles Martel arrête à Moussais-la Bataille – au sud de Châtellerault – l'avant-garde du gouverneur de l'Espagne musulmane, Abd al-Rahman. Avec cette victoire dite « de Poitiers », Charles entre dans l'histoire comme le rempart de la chrétienté contre l'islam. Image erronée, car ce combat, destiné à empêcher le pillage de la Basilique Saint-Martin de Tours, eut surtout une portée symbolique. Image réductrice, car Charles s'affirma, en bien d'autres occasions, en grand homme du dernier demi-siècle mérovingien. C'est toute son histoire que l'auteur rassemble dans ce livre, très dense, dont je vais résumer les 134 pages, et en particulier, la partie de ses luttes contre l'islam (bloqué par la suite aux Pyrénées) mais non sans qu'il ait pris longtemps le pouvoir dans tout le sud de la France, pour plus d'un siècle, même jusqu'à Lyon et en Bourgogne, ce qu'on oublie souvent !
Le père de notre héros, Pépin II, s'était imposé comme l'unique maire du palais, véritable maître du royaume franc, face à des Mérovingiens déjà sur le déclin. Fils d'une concubine, Karl Martel dut batailler, entre 714 à 718, pour recueillir sa succession, et devenir à son tour un « presque roi ». Seuls son génie militaire et son sens de l'organisation lui permirent de triompher de ses rivaux, avant de lancer ses forces vers l'Aquitaine et la Septimanie, préparant ainsi la réunification de la Gaule sous un joug unique.
Il fut le premier de sa famille, à soutenir l'évangélisation de la Frise et de la Germanie, et se posa en protecteur de la Papauté. Son prestige et son autorité étaient si réels qu'il se passa de remplacer le mérovingien Thierry IV, mort en 737, et se fit lui-même ensevelir en 741 dans la nécropole royale de Saint- Denis. L'œuvre de Charles annonce, tout entière, la domination carolingienne, initiée par son fils Pépin de Bref, et installée définitivement par son petit-fils Charlemagne.
Pour nous restituer cette figure peu connue, l'auteur – Jean DEVIOSSE – a réuni une documentation considérable, précise et sûre, qu'il a passée au crible de la critique historique.
(Nous ne pourrons résumer que sommairement certains chapitres historiques préliminaires, pour nous attarder davantage sur les actions guerrières de Charles Martel, sans lequel nous serions déjà devenus musulmans avant l'an 1000. Il nous a semblé utile de connaître ces combats du passé, considérables et meurtriers, à l'heure où l'esprit de reconquête mondiale des Musulmans reprend une nouvelle et menaçante dimension pour l'Europe ; et donc pour nous, qui sommes devenus, hélas, des « chrétiens de nom », prêts à tous les compromis. Réd.)
2. Préalables historiques
A Cologne – décembre 714 – Charles Martel a 25 ans, son père se meurt et sa marâtre le fait enfermer, lié à une poutre pour un an. Il ne s'évadera qu'à la suite de guerres intestines entre les quatre parties de l'Occident européen, soit la Neustrie (région parisienne, romaine et chrétienne, allant jusqu'à la Loire, à l'Escaut, la Saône, et la Moselle) dite aussi Francie, dont Clovis avait incarné la Royauté. La vie politique de l'Est se cristallise peu à peu dans l'Austrasie, province groupant l'ancienne Gaule Belgique de César, la Champagne, la Rive droite du Rhin, Trèves, Metz, Cologne et Reims. A côté de ces deux provinces assez bien délimitée, la Bourgogne, région imprécise du Sud jusqu'à Marseille ; enfin l'Aquitaine, florissante, ayant échappé aux Francs, devenue une terre bonne à piller pour les gens du Nord.
C'est alors que s'amplifie un antagonisme entre l'Est et l'Ouest, qui ne cessera pas de s'exacerber au début du « règne » de Charles : à l'est la patrie austrasienne nouvellement née se confrontait alors à la monarchie neustrienne de l'ouest. Des luttes intestines se développent aussitôt après la mort du roi Dagobert, et rien ne va plus aller désormais pour les Mérovingiens. Ce sont plutôt des majordomes (des chefs guerriers) qui prennent le pouvoir, au lieu des souverains en titre.
Commence alors la période carolingienne, l'histoire du VIIIe siècle devient celle d'un renouveau social et politique sous la pression de ces chefs de guerre dont la gloire se fondra finalement dans le règne de Charlemagne (le petit-fils de Charles Martel – qui ne fut lui-même jamais roi, mais l'un de ces chefs de guerre prodigieux).
3. Et voici Charles Martel
Né en 689, d'une concubine de son père (Pépin d'Herstal), on appela ce bel enfant Karl Martel (de Saint-Martin, probablement) et il fut élevé par sa grand'mère qui mourut quand il eut 10 ans. Dès son adolescence, on perd un peu sa trace. Spirituellement, on constate qu'à côté d'une évangélisation par le clergé, l'Eglise ferme les yeux sur la débauche effrénée des souverains et des puissants d'alors. De plus, il se commettait en ce temps-là beaucoup de crimes. C'est ainsi que mourut son oncle protecteur, le conte Dodon. Puis son père, Pépin, décède en janvier 714, ayant gouverné pendant 27 ans avec bonheur les royaumes de Neustrie et d'Austrasie, sans avoir le titre de roi, mais galvaudant (pourquoi?) sa succession, il nomme pour successeur comme roi, un enfant de 6 ans (Dagobert III) et donne au royaume une gérante, sa mère Plectrude, qui va régner sur les Francs. C'est elle qui a fait emprisonner Karl Martel. Orgueilleuse, elle échouera dans une guerre avec la Neustrie, et devra se retrancher dans Cologne. Là, se place l'évasion de Karl Martel. On dit qu'« il s'évada mystérieusement, avec l'aide du Seigneur. » ou que « c'est un Ange, envoyé du Très-Puissant, qui est venu tirer Karl de ses fers. »
Aussitôt, les grands (mécontents de Plectrude) le présentent comme leur sauveur providentiel ; on l'accapare, on le fête. Guerrier herculéen, à la longue chevelure (très important chez les Germains), ressemblant à son père, il est le sauveur attendu pour les Austrasiens du nord. Rassemblant les amis de son père, il se jette dans le combat, mais les Neustriens de l'ouest le battent, l'obligeant à prendre la maquis. Huit mois plus tard, lors d'une action audacieuse, il va prendre sa revanche, et faire des multitudes de prisonniers, à qui il fait grâce de la vie... Le bâtard méprisé est devenu majordome au Palais d'Austrasie !
Mais cette guerre civile est très destructrice, et Karl ne désire qu'une chose : reconstituer pour son compte le principat de Pépin, son père. Ce sera difficile, car l'anarchie règne : partout fleurissent de petits états qui mobilisent pour leur propre compte, attaquent leurs voisins et conquièrent des villes. Karl distingue deux sortes de factieux également dangereux : ses ennemis personnels (dont les partisans de Plectrude, et les fidèles du roi), et tous les francs-tireurs qui naviguent en eau trouble... Avec diplomatie, rudesse et ténacité, il visite les villages et les villes. Aucun de ses actes n'est gratuit, et il se comporte en véritable Homme d'État. Reims est la dernière épine au flanc de l'Austrasie. Cet important carrefour routier de la Gaule voit arriver sous ses remparts l'armée de Martel, mais elle refuse de se soumettre; alors, sans insister, Karl avance plus loin, va de ville en ville et les soumet toutes, pour faire finalement son entrée à Paris, qui se soumet à son tour. Il partage avec ses compagnons les innombrables dépouilles du camp neustrien, puis rentre en Austrasie, les chariots chargés de butin.
Karl jusqu'ici n'avait agi qu'en aventurier ; il fallait désormais qu'il reprenne le pouvoir de son père, et qu'il construisît sa renommée. Son combat le conduisit alors à Cologne où les bourgeois, mécontents de Plectrude vont l'aider à la déposer... La veuve de Pépin attendait la mort dans son palais, mais Karl généreux, lui laissa la vie et toute sa liberté; elle mourra tranquillement à Cologne. Alors, il fait nommer un roi fantoche, mais c'est lui qui règne en réalité partout désormais, tant en Austrasie qu'en Neustrie. Et – comme tous ses prédécesseurs - il ne se gênera pas, selon ses besoins, de mettre la main sur une partie des biens que l'Église accumulait parmi les peuples, depuis des siècles !...
4. Campagnes diverses de Karl
Au printemps 718, Karl pénètre en Saxe, pays encore germain, plein de mystères. C'est comme une guerre d'indiens dans d'immenses forêts vierges. Après la prise de quelques villages, les razzias de troupeaux dans les clairières, on soumet les anciens qui implorent la paix. Mais ce sont des victoires éphémères, et très souvent tout est à recommencer.
Pendant que Karl désole la Germanie, la révolte gronde à Paris, les ducs de Neustrie s'étant alliés avec le duc Eudes d'Aquitaine contre l'autorité de Charles Martel. Mais ce dernier ne se laisse pas abattre. La pensée que l'Aquitaine était sortie de sa léthargie pour s'unir à la Neustrie lui est surtout insupportable. A pas feutrés, il s'avance avec ses troupes, et il engage le combat précipitamment... alors qu'on le croyait bien loin dans le Nord, encore en Austrasie ! Panique, poursuite, conquête de Soissons, puis de Paris... et sur la lancée, conquête au Sud jusqu'à Toulouse !
5. Les Arabes
Mais des voisins inconfortables pour l'Aquitaine allaient ajouter aux problèmes de Karl. Surgis de pays qu'on croyait déserts et inhabitables, ils avaient envahi l'Espagne et pris pied partout. Leur invasion d'un style nouveau, mi-religieuse et mi-guerrière avait couvert comme une marée furieuse, l'Asie, l'Afrique et une partie de l'Europe. Mahomet avait trouvé le moyen d'unifier les Arabes en réunissant les tribus, en leur faisant comprendre qu'elles descendaient toutes d'Ismaël, le fils d'Abraham. Il avait réussi à effacer l'esprit de guerre et de convoitise existant entre les tribus patriarcales (état d'esprit qui les armait les unes contre les autres), pour les projeter ensemble à la conquête du monde. Il avait aussi flatté leur esprit poétique, et avait rassemblé tous ces guerriers sous la bannière d'un seul dieu, choisi parmi les innombrables divinités arabes d'alors, Allah. Il avait entendu une voix qui lui disait – « O Mahomet, tu es l'envoyé d'Allah et je suis Gabriel ». En présentant Allah aux Arabes comme le dieu d'Abraham, il avait marqué d'un sceau divin l'unité de sa nation, en lui faisant abjurer ses divisions.
Fidèle à l'idée d'une religion primitive qui ne conçoit qu'une manière d'exprimer son adoration, il n'a institué d'autre cérémonie à son culte que la prière obligatoire, cinq fois par jour, à laquelle le muezzin convoquera partout chacun, comme si cette voix descendait du ciel... du haut du minaret. Une religion simpliste, mais efficace avait ainsi gagné d'immenses régions.
Il avait donc rendu un grand service à son peuple, en élevant le sentiment de sa force au-dessus des haines qui le divisaient. Mais il l'avait aussi malheureusement jeté dans la voie de l'agression et de la conquête de tous les « infidèles » qui étaient dès lors à soumettre à son système religieux et politique unique, par le moyen d'un chantage constant à la domination. D'où le déchaînement d'une sorte de guerre sainte, où il ordonnait désormais de convertir par la force tous les « idolâtres » par le glaive et le Coran. Ce livre, qui a la prétention d'être un livre de religion et un code de loi, faisait sortir l'épée du fourreau au lieu de l'y faire rentrer !
En moins d'un siècle, les Arabes avaient ainsi déboulé en Syrie, en Turquie, en Perse, en Égypte, en Afrique du Nord, et en Europe jusqu'aux Pyrénées. En 711, ils déferlaient sur l'Espagne, et bientôt commençaient les raids le long des voies romaines de Narbonne et la Côte méditerranéenne... Jusqu'où iraient-ils?
6. La conversion de Karl
Au début Karl n'a pas perçu le fracas de l'islam envahissant. Il retourne en Saxe où il accomplit des saccages terrifiants et... inutiles. Les Saxons se relèvent de chaque désastre ! Et, toutes les années, il faut recommencer cette lutte vaine, mais tout de même productrice d'un important butin... Cette fois-ci, il ramène ses bandes jusqu'à Sèvres sur le Rhin, où il tombe malade à la mort (la mortalité la plus forte à cette époque était située entre 19 et 23 ans !). Il vécut alors une vraie guérison divine miraculeuse. Il a, dans sa fièvre très élevée, la vision de Saint Maximin qui lui demande de réformer sa façon de vivre, pour qu'il soit guéri. Ainsi Karl s'installait dans le surnaturel, et il recevait en un an trois fois la visite d'un ange. Dès lors, il se rapprochera de l'Église, et son avenir va changer.
Le pape Grégoire II vient de bénir spécialement Boniface, un évangéliste sincère et actif qui est devenu l'ami de Karl. Et c'est ainsi que, dès 723, le Saint-Siège voit en Charles Martel le maître incontesté des Gaules. Mais le pape songeait surtout à conquérir la Germanie au christianisme. Conjuguer dès lors l'action des armes et celle de la religion remplaçaient la guerre par une Croisade de la nation chrétienne des Francs... un peu à la façon musulmane !
Karl était ainsi devenu le tout puissant allié des missionnaires. Mais Boniface arrivé à la cour de Karl est horrifié par la déchéance des meurs du clergé. Le pape, lui, est moins exigeant, visant d'abord à la conquête religieuse des Germains. Sous la protection de Charles Martel, Boniface va réussir l'impossible : convertir au christianisme les adeptes du culte d'Odin dans toute la Hesse et la Thuringe. Boniface attaque sans relâche toutes les superstitions païennes. De telle sorte que sa réussite extraordinaire va pousser le pape à lui confier la réforme du clergé de la Gaule septentrionale. Avec tant de zèle, Boniface va finir martyr de la foi, et il est enterré en l'Abbaye de Fulda.
7. Guerre dans le Sud
Karl regrette, malgré ses succès nordiques, la perte de sa suzeraineté sur l'Aquitaine, qu'il avait promue à l'indépendance depuis quelques années. Il cherche un prétexte pour attaquer l'Aquitaine et le trouve facilement. C'est la guerre. Non seulement avec l'Aquitaine, conduite par Eudes, mais avec son gendre, musulman du nom de Munuza, tombé sous les coups du gouverneur de l'islam en Espagne du nord, qui projetait d' envahir les Gaules. Le général de l'islam, Abd-el-Rahman, avec une armée considérable, et de grands renforts venus d'Afrique part à l'attaque. Bientôt les musulmans encerclent l'Aquitaine, la Provence et la Bourgogne, contrées qui se trouvent enfermées dans une sorte de tenaille. « Le vent de l'islamisme soufflait dès lors de tous les côtés à la fois » dit un conteur arabe. Remontant la vallée du Rhône, ils s'emparent de Vienne, de Lyon, de Mâcon, arrivent près de Dijon pour bifurquer enfin dans la vallée de l'Yonne et s'emparer de Sens.
D'un autre côté, Abd-er-Rahman envahit encore l'Aquitaine et s'empare de Bordeaux. La déroute des Aquitains est totale, et leur chef Eudes ne doit son salut qu'à la fuite, poursuivi jusqu'à Tours. Désespéré, Eudes va implorer le secours de son plus implacable ennemi, Charles Martel ! Toute l'Europe occidentale a peur de cette invasion terrible de l'islam. Aussi Karl n'a nulle peine à rassembler des troupes - certes disparates - mais considérables. Il organise minutieusement la bataille qui fut décisive pour l'Occident.
En octobre 733, après l'incendie de l'Église de Saint-Hilaire par les musulmans – entièrement pillée – à Poitiers, les deux armées se font face. On ne sait pourquoi les Arabes, chargés d'un immense butin, ont accepté le combat. Après sept jours d'observation mutuelle et d'hésitations – comme si Abd-er-Rahman avait eu de la crainte devant Charles Martel - la bataille éclate. En effet, il ne s'agissait pas seulement d'une razzia, puisque l'armée musulmane entraînait avec elle des machines de siège, mais d'une conquête générale de la France.
Peut-être est-il bon de rappeler que l'islam a gardé longtemps des îlots de possessions en Europe occidentale, à cause de la tolérance de l'Arabe, la possibilité des complicités locales, ce qui se produit constamment dans les conquêtes de l'islam. Il a même fallu deux siècles pour débarrasser les montagnes du Jura de l'occupation de l'islam; ce dernier s'implanta dans le Roussillon durant 90 ans, et posséda le pouvoir sur la vallée du Rhône pendant 13 ans...
Cette bataille de Poitiers ne fut donc pas entièrement décisive. Après 717, l'Europe était encore menacée. « Deux ans plus tard, El Sahm conquiert la Septimanie base de l'attaque future contre la Gaule, et les musulmans – outre l'occupation militaire – font venir d'Afrique des familles entières avec femmes et enfants pour installer leur pouvoir. Cette activité arabe insatiable touche aussi la Sicile, la Sardaigne, les Baléares et la Corse... Mais la bataille de Poitiers a définitivement bloqué l'avance conquérante inexorable des musulmans vers le Nord.
La victoire est due essentiellement au décès brutal à la nuit tombante d'Abd-er-Rahman le général en chef, et au fait du « rempart de glace » constitué par l'armée de Charles Martel. Et les musulmans, qui sont aussi prompts au découragement qu'à l'exaltation, n'ont pu supporter la perte de leur général…Ils abandonnent tout leur camp rempli de dépouilles et de butin. Heureusement, car les Francs à pied n'auraient jamais pu poursuivre leurs ennemis à cheval... Mystère donc que cette victoire qui a frappé fortement les contemporains, et pour l'Église qui profitera plus tard au maximum de cet évènement.
Ainsi, même si l'affabulation s'est emparée de cette victoire, des chiffres exorbitants de morts ayant été largement diffusés, on peut dire que l'élan de l'Islam fut brisé à Poitiers par Charles Martel. A partir de ce moment, le centre de gravité de l'Empire musulman est rejeté vers l'Asie antérieure. L'Occident a eu le sentiment d'avoir été sauvé par le Carolingien. (Mystère peut-être aussi de l'intervention de Dieu pour sauver le christianisme. Réd.). Dès lors aussi les relations de Charles Martel et du Saint-Siège vont être prépondérantes, ce qui prépare l'avènement de Pépin de Bref, puis de Charlemagne. Enfin, fort de cet appui, Karl va poursuivre ce seul objectif : rétablir l'unité de la plus grande Gaule.
8. Relations avec l'Église
Après Poitiers, c'est à cet homme nouveau, libéré de ses complexes neustriens et germains, que le pape va s'adresser directement. Et Karl tournera dès lors ses regards vers la Bourgogne, la Provence et la Narbonnaise arabe. C'est comme une révélation pour le Saint-Siège qui voit en Charles Martel le champion d'une politique anti-arabe et méditerranéenne, la seule qui puisse prétendre à la conduite prépondérante de l'Occident.
Pourtant, même 100 ans après sa mort, on continuera de dire que Karl a spolié beaucoup de biens de l'Église...On a même écrit : « C'est parce que le duc Karl, père du roi Pépin, fut le premier entre tous les rois et les princes des Francs à séparer et à prendre les biens de l'Église, que, pour cette seule cause, il est damné éternellement... » Mais d'autres ont pris sa défense à ce propos : « C'est parce que le majordome du palais a privé les églises d'une partie de leurs dîmes pour les attribuer à ses chevaliers par nécessité absolue, qu'il a gagné ses guerres... » Il ne faut pas non plus oublier de tenir compte d'un autre élément : le désordre qui s'était introduit dans l'Église, licence et débordements en tous genres. Pourtant, Karl fut un chrétien authentique, grosso modo certainement, mais il installait bien l'homme qu'il fallait, à la place qui convenait : politique capricieuse dictée en général par les impératifs du moment. On peut résumer son rôle en disant que Karl est parmi ceux qui ont le plus donné à l'Église, et parmi ceux aussi qui l'ont le plus dépossédée matériellement.
Il est certain que Charles Martel dépouilla l'Église d'une partie de ses biens, mais il usa pour se faire de divers moyens : pillage en pays ennemis, confiscation de terres appartenant à des évêques rebelles, actes de précaire arrachés, bon gré mal gré, aux évêques et aux abbés eux-mêmes. Ces confiscations lui ont permis d'asseoir solidement son pouvoir, et de contenir aussi la turbulente aristocratie franque.
Mais revenons à la lutte engagée contre les Musulmans. La poursuite de la libération se fit d'abord en Bourgogne, où Charles Martel se présente en libérateur de cette province du royaume. Il se présentait donc en libérateur en boutant les Arabes pour sauver les habitants... qui ne le demandaient même pas ! Du reste, il n'a même pas eu besoin de tirer l'épée, c'est pour son armée une simple promenade militaire. Évêques et Seigneurs, impressionnés par sa réputation, s'empressent de lui jurer fidélité, et les musulmans se retirent partout, redescendant le long du Rhône, en abandonnant à mesure toutes les villes conquises. Karl s'impose ainsi comme le « sauveur » venu reprendre la terre aux infidèles. Lyon, Vienne, etc. les villes tombent; et partout il installe des hommes à lui, chargés de parfaire la conquête et de contenir le pays, de protéger la province contre l'arabe, et surtout de réprimer d'éventuelles séditions.
Après d'importants tracas dans le Nord, en Frise où il écrase les Frisons et permet là encore la propagation du christianisme, il redescend vers la vallée du Rhône, bien décidé à reconquérir tout le Midi. Les chrétiens sont maintenant tyrannisés par les Autorités musulmanes auxquelles ils paient un tribut à Ocba, qui a succédé à Abd-er-Rahman, et qui veut conduire à son tour ses soldats d'Allah en Gaule. C'est alors que Karl décide de descendre sur la Provence; il regagne les territoires perdus, et partout sur la route il recrée une ossature administrative, avec des créatures à lui : gouverneurs, juges, préfets, et il leur laisse même des détachements de son armée pour les soutenir. C'est ainsi qu'il arrache peu à peu cette région aux Arabes ou aux petits despotes locaux. Avignon, Arles (la Rome gauloise) et enfin Marseille sont conquis. A ce moment, maître de la Provence, il réalise le vieux rêve mérovingien : s'installer sur la Méditerranée.
On pourrait penser que Charles fut accueilli en libérateur, mais non : les populations ne désiraient pas tant être délivrées des arabes, plutôt que d'être soumis à ces « gens du nord ». Les anciens maîtres ne demandaient que l'impôt du khsaradj, tout en respectant les droits des Seigneurs et les privilèges des villes... Seule l'Église s'accommodait mal de cette cohabitation. Cette expédition de Martel a plutôt renforcé les sentiments pro-arabes des maîtres Gallo-Romains. Les Francs s'étaient en effet comportés en pillards méthodiques, et les gouverneurs installés par Martel étaient despotiques... pour le plus grand profit d'Ocba et des armées islamiques. Alors, comment s'étonner que Arles, Avignon, Valence... et toute la rive gauche du Rhône aient été reprises pour la 5e fois par l'invasion musulmane de la Gaule, et jusque dans les vallées orientales des Alpes. Mais bientôt, l'intervention de Martel allait retourner encore une fois la situation.
Jusqu'au siège d'Avignon ce fut assez facile, mais la ville était réputée inexpugnable, et les Arabes s'y étaient fortifiés. Martel utilise tous les moyens : tir des machines à jet, béliers, mine et sape...catapultes, etc. L'ennemi multiplie les sorties et les lancements depuis les murailles. Charles et ses troupes attaquent les musulmans par d'autres endroits, les décimant en divers combats. Jusqu'à la dernière bataille dans la région des Vans. C'est l'été, favorable pour en terminer avec Avignon. La ville en mise à feu, et le carnage résultant des trous dans les murailles permet une victoire totale, et définitive cette fois-ci, sur les Arabes. Cette prise d'Avignon fut l'épisode le plus sanglant et le plus dur de toutes les campagnes de Charles Martel.
De suite, il réoccupe Marseille, puis conduit ses armées directement sur Narbonne. Depuis 18 ans, Narbonne était musulmane. Cité noble et riche, elle a subi tous les effets de l'arabisation, comme la mosquée dans l'atrium de l'église Sainte Rustique. Le khalife Omar avait trouvé cette ruse : il avait prescrit aux musulmans de partager les locaux des églises avec les chrétiens dans les villes emportées sans combat ! Cette citadelle arabe représentait donc un enjeu considérable. Comme à Avignon, les habitants essaient de se couper complètement des assaillants. La ville peut communiquer par un bras de l'Aude jusqu'à la mer, par où les musulmans attendent des secours promis. Pour éviter cette éventualité, Karl édifie des forts et des redoutes sur les deux rives du fleuve. Impatient, il essaie plusieurs assauts en vain. Le Wali d'Espagne a rassemblé une armée importante avec de nombreux navires... Karl, laissant une partie de son armée devant la ville, accourt à la rencontre de l'ennemi.
L'émir est tué; et les assaillants stupéfaits sont mis en déroute, essayant de regagner leurs navires sont poursuivis sur terre et sur mer par les soldats de Karl qui ont utilisé les barques des riverains... Mais finalement, Karl n'en retira qu'un énorme butin; et plus tard, les musulmans pour honorer le souvenir de leurs morts, élevèrent un mausolée dans les environs. Ils eurent le temps d'y prier, puisqu'ils demeurèrent encore 14 ans en terre narbonnaise... Mais pour ce temps-ci Karl avec son armée conquiert toutes les villes, comme l'écrit un enthousiaste : « Et sous la protection du Christ, gage du salut et de la victoire, Karl revint sain et sauf avec ses Francs dans sa principauté. »
En réalité, il ravage toute la Septimanie, le Vivarais et les Cévennes. Les arabes deviennent des esclaves dans les mines d'argent; c'est un véritable camp de concentration, et on enregistre rapidement une grande mortalité dans les colonies sarrasines. Après cette campagne, somme toute assez décevante, Karl retourne lutter en Austrasie; la Septimanie ne sera réunie à la couronne que par son fils Pépin le Bref, et encore, en 793, les arabes reprendront-ils Narbonne, après avoir franchi les Pyrénées, mais ils ne conserveront pas la ville, et se dirigeront sur Carcassonne. Son échec partiel, Charles Martel le doit certainement à la dispersion de ses efforts, mais pouvait-il du nord au sud, faire la guerre autrement que par des raids sanglants et rapides, aux lendemains éphémères?
9. Vers le futur
A la mort du roi Thierry IV, Karl imagine de ne pas choisir un nouveau roi. Il veut habituer les Francs à se passer d'un souverain, espérant que ses successeurs, eux, prendraient la couronne. Le petit Dagobert II, héritier du Trône, sera donc envoyé en Irlande, soit disant pour son éducation. Et c'est bien Charles Martel qui règne effectivement : il édicte les lois et rend la justice, et dès la mort de Thierry, son ascendant est tel qu'il se dispense de lui trouver un vrai successeur. C'est d'autant plus étonnant qu'il ne manquait alors pas d'héritiers possibles, en âge de régner, chez les Mérovingiens. Mais ce coup d'État n'eut pas de suite immédiate, puisque, à la mort de Charles, ses fils Pépin et Carloman qui lui succédèrent, furent contraints de donner un successeur royal à Thierry; ce fut Childéric III. Cependant, 10 ans plus tard, c'est le fils de Charles Martel, Pépin, qui, à 37 ans, détiendra effectivement le pouvoir, appuyé particulièrement par la papauté.
L'Église, pour la première fois, en ce temps là, introduisait en effet le Sacre dans la royauté, chez les Wisigoths et les Anglo-Saxons. Naturellement, cela devait se passer semblablement pour les Francs : « le roi détiendra désormais son pouvoir de Dieu, qui l'a élu pour guider le peuple chrétien ». Le pape Étienne II fit alors très bien les choses : il sacra reine des Francs l'épouse de Pépin (Berthe aux grands pieds) ce qui revenait à légitimer la succession pour ses descendants ! De la sorte, après un siècle, disparaissait cette forme boiteuse de gouvernement, assise sur l'inertie d'un roi, et sur la toute puissance réelle des majordomes.
En attendant, la Gaule est sans roi, et Charles Martel gouverne seul. En hiver 737, il prépare une nouvelle expédition contre les Saxons qu'il mate, et à qui il impose un tribut. Puis, l'anarchie régnant en Provence avec l'appui des musulmans qui sont encore de retour, il est obligé de reprendre la route du Midi, et entre bientôt – encore une fois – en vainqueur à Marseille. Il fait même exécuter l'Évêque de Viviers, qui était devenu un allié des Arabes !
Mais cette fois, le rôle militaire de Charles Martel semble se terminer. L'empire franc est totalement restauré et agrandi, du Danube et de la Weser à l'Atlantique, et à la Méditerranée. La Neustrie, l'Austrasie et la Bourgogne acceptent le Gouvernement du Palais. C'est le temps de la paix, et désormais Karl ne quittera plus guère sa villa du Quierzy.
10. Mort de Charles Martel
Ne voulant pas voir s'installer un roi à Rome qui serait tracassant pour lui, le pape adressa une demande à Karl de venir l'aider avec ses troupes. Il accompagnait la supplique de sa délégation de somptueux cadeaux : comme des « fibres des liens qui avaient garrotté Saint-Pierre », et la reproduction des clefs de son tombeau ( !). Sans compter le titre de Consul, assorti d'une justification digne des princes du Sénat romain (sous le titre exact de « Patrice »). Mais Karl refusa cette proposition avec diplomatie. Il déclinait, et se trouvait désormais sans force...
Des signes apparaissaient dans le ciel, et le peuple se refusait d'admettre que la fin de son héros était proche. Pour tous, il n'était pas un simple mortel ! Dès son retour de sa dernière campagne pourtant, il était tombé malade avec une forte fièvre. On dut le conduire à Paris en basterne, où il s'abîma en prières sur la tombe du bienheureux martyr Denis... Mais les miracles ne se produisent qu'une fois, et il meurt, inconscient, au mois d'octobre 741.
L'inhumation eut lieu dans la Basilique de Saint-Denis, au milieu de nombreuses sépultures royales. Cette dernière demeure qu'on lui assignait était bien digne d'un roi. Déjà on comparait Charles Martel au Josué de la Bible. N'avait-il pas fait, comme l'Hébreu, la conquête d'un « grand Canaan »? Ses 25 ans de fer et de feu ont certes engendré une véritable révolution politique et sociale. Mais l'influence des grands va subsister désormais, et une aristocratie terrienne et guerrière, avide et turbulente, va représenter toute la force du Royaume. Et la vie de Charlemagne – comme celle de Karl – va se passer bientôt à courir du nord au midi, frappant tour à tour le paganisme germain et l'islamisme arabe. Et l'État religieux carolingien s'imposera finalement, comme la suite « chrétienne » du royaume profane des Mérovingiens.
Ainsi, à Saint Genis, s'achève l'histoire et l'aventure de Charles Martel et commence aussi sa légende.
ANNEXES : Suivent pour terminer cette abondante documentation un « Choix de textes » volumineux, tels que La loi Salique, la Charte de Charles Martel tirée des Archives de Saint-Denis, la « Venance Fortunat à Félix, Illustre Patrice de Toulouse », un Tableau généalogique et un « Appendice sur les Sources de l'Histoire de la Bataille de Poitiers ». Enfin, une abondante bibliographie en plus de celle qui se trouve au bas des pages, une chronologie et 2 cartes terminent cet ouvrage de 335 pages. C'est la seule Histoire complète de la vie de Charles Martel, publiée à ce jour en français.
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