LES MÉTAMORPHOSES DE DIEU
La nouvelle spiritualité occidentale

Par Frédéric LENOIR, chez Plon Éditeur, septembre 2003
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TROISIÈME PARTIE

7. LES NOUVELLES FIGURES DU DIVIN

On constate donc que le religieux continue d'exister malgré la modernité! Mais Dieu dans tout ça? Sa figure est de moins en moins liée à une personne, elle devient impersonnelle, inobjectivable, indicible, féminisée. Le Dieu biblique paraît trop humain : Dieu avait fait l'homme à son image, mais l'homme le lui a bien rendu...

Un Dieu qui s'occuperait des affaires des hommes ou de la Nature est refusé par tous les admirateurs du bouddhisme. La plupart de nos contemporains ne veulent plus d'un Dieu compréhensible par la raison, et auquel on s'adresse comme à une personne (seuls 38 % disent encore y croire, en Europe), donc la croyance en un Dieu impersonnel se renforce. Judaïsme, christianisme et islam sont travaillés ainsi par des courants contradictoires, car tout ce que l'homme sait de Dieu, c'est qu'il ne le connaît pas! Et philosophiquement, c'est à travers les concepts de UN et de VIDE que l'on va paradoxalement tenter de saisir l'essence divine.

En un certain sens cette théologie négative constitue une contribution théorique à la critique du totalitarisme, en laissant intact le principe de la quête. Dans cette optique, le rapport de l'UN avec ce qui surgit de lui (l'Intellect, l'Âme, le Monde, etc.) ne relève pas d'un acte créateur (selon la Bible), mais il en est l'émanation. Dieu dépend lui-même du principe divin, dans sa simplicité, il n'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, et dans l'impersonnalité de son essence, Il demeure hors de toutes nos tentatives de déterminations. Mais cela signifie aussi qu'on peut tout dire de Lui, sans crainte de manquer au respect, car en Lui se conjoignent les contraires et les opposés, dans une infinie multiplicité des formes. Certains théologiens islamistes ou bouddhistes sont assez en accord avec cette conception du divin. Tout se rassemble en une future religion, mondialiste elle aussi, favorisant un dialogue authentique et fécond (?)...

Cependant, beaucoup critiquent l'expression d'une religiosité se déployant trop sur un mode extérieur, qui se caractérise par l'observance ou le ritualisme, pour préconiser une implication plus individuelle, en réalisant pratiquement une expérience personnelle plus profonde. Cette quête du divin en soi est particulièrement manifeste chez les « born again » américains, et dans tout le pentecôtisme mondial. Ce que les charismatiques appellent le « baptême dans l'Esprit » correspond donc à une « seconde- ou nouvelle- naissance », par laquelle le converti éprouve la présence de Dieu au plus intime de lui-même. Cette expérience est aussi corporelle, avec larmes et bouleversements émotionnels parfois intenses, voire de guérisons, même miraculeuses. Dès lors, ces croyants veulent garder cette communion avec un Dieu proche auquel ils s'adressent constamment. Ces faits rappellent les oraisons, ce « cœur à cœur avec Dieu », selon Thomas d'Aquin, et selon d'innombrables religieux chrétiens dans tous les siècles. L'intériorité est alors le lieu de rencontre entre l'humain et le sacré.

Pour certains – musulmans ou bouddhistes – la redécouverte d'une vie spirituelle intérieure passe par l'Orient. La base de la vie est la méditation selon Sidartha Gotama, dit le Bouddha. Se concentrant sur sa respiration, le méditant observe ses pensées sans s'y arrêter. De nombreux Juifs et Chrétiens pratiquent aussi ces méditations pour avoir accès à une expérience intérieure, faisant comme une plongée vers ce qu'ils pensent être les profondeurs de Dieu. Ce besoin d'intériorité, de faire silence en soi, est certainement l'un des plus impérieux chez nombre de nos contemporains, trop stressés par la vie citadine moderne; ce qui explique les monastères de types divers qui ne désemplissent pas de retraitants.

On pourrait dire que l'Homme, comme Dieu, n'est pas réductible à son moi et à sa seule identité, mais qu'il possède en lui une profondeur infinie. Pascal le disait déjà : « L'homme passe infiniment l'homme. La réalité humaine, en sa plus haute actualité, s'ouvre en abîme sur l'insondable. » Ainsi donc, Dieu au cœur de l'homme, le divin en soi, par une expérience mystique, permet de concevoir qu'il n'a pas voulu habiter dans un Temple de pierre, mais dans un temple de chair; donc, la mystique nous renvoie certes à une théologie, mais aussi à une pratique, une expérimentation, celle de notre « cœur spirituel »; ce que Jean Tauler résume ainsi : « L'homme arrive à faire l'expérience de Dieu, non pas à la façon de ses sens et de sa raison...mais il Le goûte, et il en jouit, comme quelque chose qui jaillit du fond de son âme... »

Dès lors, on comprend que le Dieu lointain des déistes ou le Grand Architecte des Maçons, né de la conception d'un univers/machine, n'intéresse presque plus personne, et ce qui attire beaucoup d'êtres humains, c'est la présence du divin dans un cosmos vivant et mystérieux. La plupart des pèlerinages chrétiens, par exemple, sont situés dans d'anciens hauts lieux du paganisme ou de révélations spécifiques « où l'on sent la présence divine ». Au Mont St Michel par exemple, on peut parler même d'une « géobiologie spirituelle », qui perdure parfois depuis des millénaires.

La littérature et le cinéma contemporains offrent de nombreux exemples de ce « néo paganisme », en réhabilitant les notions de cosmos vivant et de Nature magique (Seigneur des Anneaux, Harry Potter, etc.). On assiste au rejet d'un Dieu lointain, et le besoin de contact se réalise alors par un culte des êtres spirituels supérieurs (anges, esprits, génies, etc.), ces purs esprits ayant été créés par Dieu antérieurement à l'homme. On les considère donc comme des intermédiaires nécessaires, comme cela se remarque dans le renouveau du culte des saints ou de Marie, et la multiplication des pèlerinages en des lieux qui leur sont dédiés. Pour les non religieux apparaissent aussi d'autres figures, pour cette même raison. Les Rose-croix par exemple, visent à unifier toutes les sagesses du monde, en vue du Jugement dernier; ils ont des Maîtres cachés qui sont censés nous transmettre les vérités éternelles, ou encore des extraterrestres, selon Claude Vorilhon (dit Raël).

L'auteur parle aussi de la tendance à modifier la notion du Dieu masculin (Père tout-puissant) pour situer son image maternelle, en donnant p. ex. une plus grande importance à la Vierge Marie, dont la figure ne cesse de prendre de l'ampleur dans le catholicisme, depuis 150 ans (dogmes de l'« Immaculée Conception » en 1854, et de l'« Assomption » en 1950). Les « apparitions » de la vierge constituent des épiphanies modernes du divin, manifestations de la présence divine, souvent en des lieux particuliers, proches de sites païens reconnus (sources, grottes, montagnes, etc.). Tout ceci contribue à favoriser le développement de la croyance en une énergie bienveillante qui envelopperait l'Univers, et conduirait nos vies de manière mystérieuse.

L'auteur consacre quelques pages au succès planétaire de ce conte initiatique qui a nom « L'Alchimiste », de Paulo Coehlo, publié au Brésil, et qui fut vendu à plus de 3,5 millions d'exemplaires seulement en France. En 2003, il était traduit en 55 langues, et il a donné lieu déjà à d'innombrables interprétations théâtrales, etc. Avant d'écrire l'Alchimiste, l'auteur avait effectué un long pèlerinage à St Jacques de Compostelle, et il avait été initié au sein d'un mouvement ésotérique. Le thème de cet ouvrage : la seule obligation pour chaque individu est d'identifier sa « Légende personnelle », et de tout faire pour la mettre en œuvre, quels que soient les obstacles qui se présentent. Enfin, il aborde la cosmologie négative, dans cette optique du réenchantement du monde : « Le cosmos se déploie entre une essence indicible et une existence multiforme. La Nature est spirituelle, vivante, dans la mesure où elle est habitée, animée, traversée. Cette « Âme du monde », c'est la profondeur du Cosmos, dont l'exactitude mathématique nous démontre l'harmonie universelle. Elle est la face féminine du divin, le complément du logos ».

Cette dimension féminine est mise en évidence, face à quasi toutes les orthodoxies religieuses qui avaient jusqu'ici une conception masculine de la divinité. Le culte marial (chez les catholiques et les orthodoxes) a impulsé une féminisation du divin, mais le thème biblique de la Sagesse était déjà une image féminine chrétienne de l'Âme du Monde. La Nature divinisée, la non-violence face au vivant et à la Terre (ou Gaïa), sont des thèmes préférentiels, et tous sont des féminisations du divin. De plus, le cosmos semble comme habité, comme on le pensait dans le paganisme antique; mais simplement, les dieux néoplatoniciens deviennent des anges, hiérarchisés par la Bible ou par Denys en anges, archanges et principautés. C'est la porte ouverte à toutes sortes de créatures relevant de l'animisme ou du chamanisme, d'anciennes mémoires culturelles, souvent rurales d'origines, que l'Église catholique avait voulu éradiquer, mais qui resurgissent toujours. Pour cela, on avait même déclaré Marie, la patronne des fées... et durant tout le Moyen Âge en Europe, fées, elfes, gnomes, nains, ondines, etc., sont présents dans la réalité cosmique journalière où vivaient tout un chacun.

Il convient de préciser que c'est dans le cadre de l'agriculture biodynamique que cette clairvoyance va se développant, déclarant que la « clairvoyance spirituelle est applicable au monde des plantes »; elle avait seulement été oubliée, notamment en médecine technicienne. L'impersonnel divin répond au personnel humain, qui ensemble se rencontrent dans la Nature : c'est comme un véritable réenchantement!


8. ÉPILOGUE

Les métamorphoses du sacré

Le religieux se métamorphose donc, c'est une nouvelle révolution, et cette grande mutation peut être résumée en huit tendances :

  1. L'horizon humanistique, soit le rapprochement de l'humain et du divin, tendance à l'égalité entre les hommes et les sexes, éthique de l'amour altruiste et de la compassion, tolérance morale.
  2. Primat de la raison critique et de l'autonomie du sujet : individualisme, authenticité, recherche du bonheur en ce monde, par l'accomplissement de soi, l'expérience, la place du corps et des émotions.
  3. La différenciation fonctionnelle (automatisation des différentes sphères par rapport à la religion.
  4. La sécularisation (pluralisme et relativisme, liberté de conscience, tolérances, etc., etc.)
  5. Le développement de la pensée magique, le désir de se relier à un cosmos vivant et de réenchanter le monde.
  6. La globalisation et la circulation, soit fluidité, bricolage, métissage, syncrétisme.
  7. Les logiques économiques imprégnant de plus en plus la religion : standardisation, efficacité, marketing, consumérisme et matérialisme « spirituel ».
  8. Phénomènes réactionnels divers.

Ce rappel des 3 parties de ce livre permet de mesurer la complexité des bouleversements qui sont sous nos yeux. On peut en schématiser les 3 grandes tendances : la rationalisation, l'individualisation et la globalisation.

Tout ceci produit un bouleversement complet des identités religieuses, et chaque individu a une manière de plus en plus personnelle d'être « religieux ». On constate cependant que la plupart des individus croient à quelque chose, mais cette croyance « flotte »!

Il y a deux grands types de religiosité, actuellement : celle d'individus qui acceptent l'incertitude, la pluralité des vérités et des systèmes de sens, et ceux à l'inverse qui ont davantage besoin de certitudes, de repères stables et de validations pratiques communautaires. On constate que ces 2 types de religiosités traversent toutes les religions historiques, mais la religiosité close (la seconde) oscille entre conviction ancrée, tolérance et fanatisme sectaire.

A chacun donc d'élaborer ses réponses pour son propre compte, pour réussir sa vie et échapper à l'angoisse et à la dépression, symptôme moderne de l'individu « libéré » des tutelles religieuses et sociales traditionnelles. Plusieurs historiens ont tenté de situer la modernité dans une perspective historique très large. Ainsi, Karl Jaspers a publié en 1954 « Origine et sens de l'Histoire » dans lequel il montre que « Quatre fois, l'homme semble être reparti sur une nouvelle base » :

  1. au début du Néolithique (vers -7 à 8000 ans, au Proche-Orient
  2. avec les grandes civilisations antiques (vers -3000 ans)
  3. lors de l'émergence des grands Empires (vers -500) et
  4. avec la modernité (vers +1500).

Or, à chacun de ces tournants, il s'est produit de profondes métamorphoses du religieux. Une autre constatation dans cette logique de continuité : à chaque fois, ce fut un arrachement progressif à l'ordre naturel.

L'homme, dans ces diverses phases, commence progressivement à se penser, à penser et repenser le monde, et à s'en distinguer. Il tente de comprendre ses lois, c'est le début de la Science. Les Grecs n'ont pas vraiment dominé la nature, mais on attribue souvent l'origine de la tyrannie exercée par l'Homme sur la Terre, à la Genèse biblique : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre, et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur le terre. » Cette révélation biblique constitue en effet une grande rupture par rapport aux autres conceptions religieuses ou philosophiques d'alors. A partir de la Bible, l'Univers est conçu comme créé et ordonné par Dieu et devient le cadre d'événements situés dans le temps. La nature n'est que le cadre neutre de l'histoire entre Dieu et l'Homme, l'homme étant la créature préférée de Dieu, la seule créée « à son image et à sa ressemblance ».

Ce processus de rationalisation a pour conséquence la « démagification » du monde par la supériorité de l'homme, qui se coupe désormais de l'arrière-fond métaphysique dans la nature. Et de ce fait, tel un maître sans devoir, il peut disposer librement de son environnement, selon ses besoins. Il devient selon Descartes « le maître et le possesseur de la nature ». La nature est codifiée, on a basculé vers un humanisme antinaturaliste. La révolution industrielle enfin, a accentué cette exploitation aveugle de la Nature, d'où les réactions violentes, devant la constatation du risque de l'extinction possible de l'humanité même, si l'on ne réagit pas. Les aspirations magico-religieuses que nous avons vues sauront-elles un jour renverser le cours de l'histoire? Et le monde redeviendra-t-il un jour un jardin enchanté, tel qu'on croit qu'il fût?

Alors, quel avenir pour le religieux en Occident?

Après avoir enfanté la modernité, le christianisme va-t-il mourir? L'auteur pense plutôt qu'il est engagé dans une profonde métamorphose. L'événement christique a été déjà comme un pivot de l'Histoire; pour survivre, il continuera à se métamorphoser dans ses formes, mais il a deux obstacles principaux sur sa route (c'est valable aussi pour toutes les autres grandes religions) :

  1. Son émiettement, non seulement en Occident, mais aussi partout dans le monde, à cause de la modernité qui se généralise. L'avenir de ses traditions est menacé par l'oubli de leur raison de base. Mais le Renouveau fondamentaliste peut être une nouvelle espérance, bien qu'il soit trop tôt pour faire un pronostic.
     
  2. Le second obstacle dépend plus de l'évolution théologique des Églises et concerne la place du christianisme parmi les autres religions. La place centrale du Christ, le seul vrai Dieu sauveur, est une posture décalée par rapport à la modernité, et elle devient de plus en plus intenable. En la maintenant, le christianisme risque alors de se voir marginalisé au rang d'une « super secte ».

La reconnaissance d'un pluralisme religieux comme un fait spirituel positif est difficile pour les trois religions monothéistes : elles la ravalent au rang d'un « dangereux relativisme », et comme une abdication face à la Vérité. Pourtant des courants divers se manifestent déjà, comme la possibilité que la notion de voie unique du salut, et celle de vérité unique, passent par une pluralité de voies du salut et de vérités... Dans la position exclusiviste, les croyants affirment que leur communauté constitue l'unique voie de salut, tandis que dans la posture « inclusiviste », qui a plus d'ouverture, ils acceptent de reconnaître la présence de vérités partielles dans les autres religions, même si elles ne sont pas considérées comme des voies de salut à part entière.

La véritable révolution est donc encore à venir, mais beaucoup de théologiens s'y attellent déjà. Face à la figure d'un Dieu Unique et jaloux, peut émerger la conception d'un Dieu Un ET pluriel. Un Dieu UN et ineffable dans son essence, mais un Dieu pluriel dans ses manifestations. La théologie du pluralisme, en récusant déjà la notion de vérité unique, reconnaît la valeur de toutes les quêtes humaines de vérités, fussent-elles religieuses ou non. Aux théologiens le soin de répondre si une telle révolution est possible, sans dénaturer la spécificité du message chrétien.

Personnellement, l'auteur voit que le christianisme – à l'inverse des autres monothéismes – ne repose pas fondamentalement sur un texte révélé (Bible ou Coran), mais sur une personne : Jésus. Mettre ses pas dans ceux de Jésus constitue le point central de l'expérience chrétienne. Et quels que soient les bouleversements théologiques futurs, institutionnels ou sociologiques, qu'il peut encore être amené à traverser, le christianisme durera tant que des hommes trouveront des raisons de vivre, en se reliant à Jésus dans la prière, ou en s'inspirant de son message par la lecture des Évangiles, ou en expérimentant sa présence journalière.

Mais après l'évolution de la Religion, il faut aussi parler de celle de la Science, dont l'essor, les découvertes et les techniques appliquées, progressent sans cesse et de plus en plus vite. Et certainement, si elles ne sont pas orientées spirituellement, on serait bientôt enfermé dans une cage d'acier sans âme; mais, fort heureusement, le sacré continue à parler à l'homme contemporain!

- Fin -

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